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Foto do escritorTatiane França

Comment les oiseaux se sont tus — Marielle Macé

Atualizado: 6 de dez. de 2021

Traduit au portugais par Sérgio Alexandre Novo Silva et Tatiane França.


Beaucoup d'écrivains aujourd'hui (des poetes au premier chef, et c'est important) ont une oreille pour les oiseaux. Ils les écoutent, les imitent, participent à leur chant, leur répondent, les suivent, les regardent tomber, se demandent (avec audace, mais aussi avec scrupule) ce que disent et nous disent les oiseaux — les oiseaux qui chantent comme les oiseaux qui meurent. Bref, ils consacrent leur effort à entendre et à traduire ce que Dominique Meens appelle les « langues ocelles ».

Lyrisme, oiseaux: cette rencontre n'est pas neuve. Mais je crois qu'il y a là aujourd'hui, pour la poésie, beaucoup plus qu'un motif privilégié ou une occasion d'éprouver l'harmonie de son propre chant. Ces pluies d'oiseaux sur l'écriture et la pensée contemporaines participent d'une attention nouvelle au terrestre, à ces «choses» de la nature réputées sans parole. Et il faut reconnaître ici l'expertise du poeme, son expertise en plein désastre écologique.

Pourquoi? Parce que ces étres qui réclament si fort aujourd'hui qu'on les traite autrement, les oiseaux donc, mais aussi les vents, les fleuves, les foréts, les fantômes... ce sont les tres anciennes choses lyriques. Ici la poésie est très savante, et prouve son sérieux au regard du présent. À elle aussi il faut prêter l'oreille; car les poetes savent les écouter, ces choses qui ne parlent pas; ils ne craignent pas de s'adresser à elles, de les interroger, parfois de les défier. Ils connaissent les façons qu'a la nature de se faire entendre. Ils sont précisément là, même, pour l'entendre et pour en répondre. Ils ne prétendent pourtant pas qu'elles puissent parler, ces choses, ils ne leur prêtent pas le don de parole, ne leur feignent pas une voix. Non, ils font moins, et ils font bien plus: ils les écoutent se taire et les entendent crier, réclamer, protester, réver, penser même — et en toutes occasions affirmer qu'il est temps de vivre autrernent, de vivre franchement autrement.

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Le dernier livre de Fabienne Raphoz, Parce que l'oiseau, porte ce sous-titre: «Carnets d'été d'une ornithophile». Ce n'est ni un essai d'ornithologie, qui naîtrait d'une démarche savante ; ni un manuel de birdwatching. qui s'inscrirait dans une pratique réglée, socialisée, faite de techniques, de la fré-quentation de sites favorables, du partage d'informations pertinentes, de rendez-vous et d'instruments («Une longue vue! Voilà bien un ustensile qu'il me faut quelques minutes pour installer dans la direction de l'oiseau, lequel ne manque jamais d'avoir, pendant la manipulation, laissé place vide¹»...) Non, c'est un livre inspiré par l'amour des oiseaux et le plaisir pris à leur existence. Fabienne Raphoz est d'ailleurs la créatrice de la collection «Biophilia», chez José Corti, et ce nom, «Biophilia», dit la méme chose pour le vivant tout entier: que l'écologie aujourd'hui ne saurait étre seulement une affaire d'accroissement des connaissances et des maitrises, ni même de préservation ou de réparation, mais qu'il doit aussi y entrer quelque chose d'une philia: une amitié pour la vie elle-même, une passion pour la multitude de ses phrasés, un concernement, un souci, un attachement à l'existence des autres formes de vie et un désir de s'y relier vraiment.

Ornithophilie donc: joie que des oiseaux soient là, surprise qu'ils existent et qu'ils soient tels, plaisir pris à la forme de leur présence — à ce qui nous apparaît comme leur gaîté, à la maniére dont ils peuplent le Ciel et ouvrent au-devant et au-dessus de nous un monde de lignes et de chants. Mais aussi, et surtout, vigilance quant à leur sort, et tristesse devant leur disparition.

L'ensemble pourrait se définir en un geste, que décrivent très bien ces mots du poète George Oppen : « Ouvrir la fenétre et dire, voyez, un monde existe, il est — pour quelque temps encore — rempli par ceux que j'aime².» «Pour quelque temps encore», en effet, puisque tout cela doit s'entendre sur fond de dépeuplement et d'une disparition partout observée: en quinze ans près d'un tiers des oiseaux ont disparu de nos paysages (villes, campagnes et foréts confondues). Le livre de Fabienne Raphoz donne témoignage de ce dépeuplement, autant qu'il calme un moment l'inquiétude, s'attardant à la jouissance largement partagée qu'il y a à voir et à entendre les oiseaux, la redoublant par l'écriture (l'ineffaçant, dirait Michel Deguy), mêlant en permanence ces deux perceptions: la beauté des oiseaux et la tristesse de les voir tomber, comme on perdrait de vue un ami: «Depuis le 29 juin, nous n'avons pas été réveillés par le Rougequeue à front blanc. »


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Tristesse en effet, et pas seulement constat d'une extinction: c'est l'autre face de cette philia. II y a quelques années, Wildproject (éditeur d'écologie philosophique, à la recherche des outils de compréhension du monde qui vient) republiait Silent spring (1962), un livre célèbre de Rachel Carson où s'était fait entendre pour la première fois la conscience à grande échelle d'un saccage écologique³. «Printemps silencieux» donc, ce titre, inspiré par des vers de Keats, donnait une forme poignante à cette conscience; il en nommait non seulement le symbole, mais l'émotion la mieux partagée: celle qui vient de la raréfaction du chant des oiseaux, et du trouble quant à ce qu'il en est alors de notre vie sensible et des reperes intimes de notre rapport au monde naturel. Le printemps s'est tu, quelque chose de tres familier nous est progressivement retiré, quelque chose d'enveloppant et d'immémorial, la preuve et la célébration habituelles du monde, cet acces toujours chantant à l'intensité du vivant qui nous vient, joyeusement, des oiseaux.

Les oiseaux ne nous saisissent en effet pas sous la figure du lointain, de l'esquive, de la fuite (comme tant de créatures d'une nature qui «aime à se cacher», méme si on ne les voit pas), mais dans une véritable intimité sonore. Et cette intimité est un bienfait, car à ce monde sonore qu'ils ouvrent au-devant de nous, nous avons (nous avions) l'habitude d'associer des valeurs morales: celle d'une vie-plus-que-vie, d'une joie ou d'une gaité à l'intensité particuliére, d'une qualité d'entraînement où le chant déclare en quelque sorte le monde naturel, sa beauté et sa grandeur.

Leopardi, par exemple (lui aussi republié — comme on voit, il en tombe de partout des oiseaux, tres beaux obus s'abattant sur nos sols abimés) : « Les oiseaux sont par nature les créatures les plus joyeuses au mondc. [...] Ils ressentent la joie et l'allégresse plus intensément qu'aucun autre animal [...]. Ils sont saisis d'une joie intense devant les prairies riantes, les vallées fertiles, devant les eaux pures et limpides, les beaux paysages. En quoi il est remarquable que ce qui nous paraît aimable et plaisant le leur soit tout autant.» — Un lieu commun évidemment. «Les oiseaux n'ont que faire de votre joie. Que faire [...] du chant, du vol, du rire, des mouvements, de l'imagination, de l'enfance et de la richesse que vous leur supposez; que faire des trajets que vous leur imposez (du bonheur au chant de vos lieux-communs⁵»... Mais un lieu commun qui disait très bien, pour un temps d'avant le tourment écologique, ce qui peut nous lier, plus encore qu'au sort d'une espece, à l'idée de vie dont elle apparaît garante: à ce qu'elle dit de ce que la vie peut être, la pensée qu'elle en formule (les oiseaux de Leopardi chantent une terre qui allait bien, dont on pensait qu'elle allait bien). Chant de la joie (la «joie parfaite» de Francois d'Assise, qui s'y connaissait en oiseaux) entonné par la vie elle-même, jeu et consolation qui grandissent d'être en permanence élevés, dispersés dans ce que Rilke appelait l'« Ouvert». Car au génie sonore l'espèce ajoute celui du vol: fut une importante disposition de la nature que d'assigner à un même genre d'animal à la fois le chant et le vol ; en sorte de quoi ceux qui auraient à consoler de la voix les autres créatures vivantes, pourraient le faire d'un point élevé, d'où les chants se répandraient plus largement dans l'espace et atteindraient davantage d'auditeurs. »

Le monde du vivant qui se déclare et se chante lui-même, voilà le sens et le legs affectif du chant des oiseaux. Et c'est ce sens et ce legs qui viennent à manquer aujourd'hui que ce chant s'affaiblit, et que l'évidence de cette gaîté se retire comme un tapis sous nos pieds.

Car la population des oiseaux s'effondre, on le sait ; leur disparition massive est due à l'intensification des pratiques agricoles (notamment de culture du blé) et à généralisation de l'usage des néonicotinoïdes, ces pesticides neuro-perturbateurs, très persistants, qui sont également en cause dans le déclin des insectes, et notamment des abeilles. L'alouette, la gentille alouette est particulièrement touchée ; mais aussi bien les espèces non spécialistes des écosystèmes agricoles, dans des environnements urbains. On doit d'ailleurs le diagnostic de cet effondrement à des amateurs autant qu'à des scientifiques — il y entre décidément une amitié pour les oiseaux, quelque chose que chacun peut éprouver pour son propre compte.

L'enjeu donc: non pas exactement ce que signifie le chant des oiseaux, ce que les oiseaux se communiquent entre eux de branche en branche: ce serait un sujet de bio-sémiotique, et ce n'est pas tout à fait la question. Mais ce que ce chant dit et même nous dit: la pensée qu'il suscite et encourage, le monde dans lequel il nous fait entrer et demeurer, la joie sensible et pensive qu'il donne à peu près à tout le monde, et aujourd'hui, surtout: ce qu'enseigne le non-chant des oiseaux; ce que cela nous fait de les écouter se taire ou de ne les entendre qu'encore chanter.

Car ce qui vient avec la consciente des désastres environnementaux et de la désanimation dont ils sont la cause, c'est aussi toute une transformation perceptuelle, une transformation des enjeux mêmes de la perception de la nature: ce que l'on décide écouter, ce que l'on est capable d'entendre, ce que l'on saura faire (ou pas du tout) de cette entente. Écouter les oiseaux dans ce monde abîmé («Listening to birds in the Anthropocene⁷»), voilà en effet une perception entièrement grevée d'anxiété; cela consiste aussi bien à jouir de leur chant, voire à s'en trouver (à s'en savoir) consolés, qu'à sentir notre puissance de saccage, notre inquiétude, notre désorientation. — Il en va de même du bleu du ciel, de ces chaleurs en plein hiver dont on ne saurait seulement jouir.

Peut-être que seules des transformations perceptuelles de cette ampleur — entendre qu'on n'entend plus et que les voisins sont partis, sentir que ce que l'on a sous les pieds tremble et s'émeut, percevoir le cri de Gaïa, voir le climat — sont capables de s'opposer, dans les corps, aux négations criminelles des mutations climatiques, et de soulever des décisions politiques d'envergure. Le dernier livre de Bruno Latour⁸ va dans ce sens, quand il encourage d'autres attachements, d'autres affects politiques, d'autres attractions, d'autres alliances. Et c'est bien entendu ce qui est en jeu sur les ZAD: une repolitisation du lien au sol et de l'affection qu'on aurait pour lui. Décidément une philia.


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Quelque chose veut renouer avec une écoute. On lisait il y a longtemps dans les entrailles ou le vol des oiseaux ; puis on a pensé y discernet l'humble pépiement d'un dieu qui s'était décidé à camper parmi nous, habitant les plus modestes constituants de ce monde. On cherche aujourd'hui à réentendre le monde, à réentendre «parler» les choses de la nature ; on jalouse d'ailleurs parfois, à ce sujet, les peuples de tradition orale, on se rêve animistes. C'est que l'on espère vraiment retrouver une écoute et une sensibilité plus vastes, mais dans un sens entièrement neuf, tout entier nimbé de cette anxiété écologique. Dans un livre inspirant, quoique très discutable dans son continuisme, «Comment la terre s'est tue»⁹, David Abram propose par exemple de faire d'une nouvelle «écologie des sens» la première réplique muette: il s'agit de reconnaître la part que prend le monde naturel à notre propre vie sensible, de penser la «coanimation» de nos sens et de ce qui les sollicite. Et David Abram de décrire ses converations avec les bêtes, les pierres ou le vent, ses duos avec un monde intensément réanimé, un monde qui répond à son appel, s'éprouve à travers lui, qui se pense même en lui.

Réentendre, affûter une écoute, c'est aussi ce que vise le bioacousticien Bernie Krause. Il travaille à garder la trace de ces mondes sonores, à en célebrer la splendeur, mais aussi à témoigner de leurs transformations — de leurs dégradations, de leurs dysharmonics inédites. Et il se sait affecté par ces transformations. Ce travail implique d'ailleurs une technique et un mode d'insertion précis (où s'impose à nouveau le principe d'un attachement, d'une proximité, parfois même d'une relation): au remote reccording, l'enregistrement à distance qui permet de laisser un micro des jours entiers sur le terrain et de lui léguer la charge du témoignage, la démarche oppose l'attended recording, qui nécessite d'être là, tout ouïe: «J'installe mon microphone et je m'éloigne de quelques mètres. Je m'assois, sans bruit. Les micros n'affectent pas les animaux, ils s'y habituent au bout de quelques minutes. Je ne les cache jamais, et je reste à proximité.» Bernie Krause a passé près de cinquante ans à écouter la nature, rassemblant ses documents dans une bibliothèque sonore de plus de cinq mille heures, une bande-son à la fois bienfaisante et inquiétante, puisqu'il s'agit désormais pour lui d'alerter sur la disparition de milliers d'espèces.

— J'ai été très frappée, comme beaucoup, par Le Grand Orchestre des animaux exposé il y a peu par la Fondation Cartier. Puis j'ai appris que les rushes de Bernie Krause, traces de tout son travail de captation de paysages acoustiques (trace de leur beauté comme de leur saccage, donc) venaient de partir en fumée dans l'incendie de sa maison de Californie... La nouvelle était glaçante, comme une ponctuation cruelle de la dégradation. Le cri de Gaïa ici se redoublait, redoublant de silence.

Ponge faisait remarquer dans ses «Notes prises pour un oiseau» qu'en français le mot «oiseau» contient toutes les voyelles de l'alphabet. Cela «en fait une sorte de chant intégré ou latent». «Mais maintenant les voyelles se sont tues et intégral est le silence où le silence où les oiseauc morts, qui y ont eu accès, se tiennent devant nous¹º.» Voilè ce qu'écrit Jean-Christophe Bailly devant les photographies d'oiseaux morts d'éric Poitevin, dans Le Puits des oiseaux (qui substitue aux gestes des embaumeurs le temps de la prise photographique, prenant d'énormes précautions pour témoigner qu'il y eut là des vies). Et les bêtes tombées parlent aussi du paysage porteur de bêtes: «Les oiseaux morts, ici, sont les sons disparaissants du pays qui les porta ou qui les vit passer, [...] Ce qui fait que les oiseaux morts qui ont survolé tout cela, qui ont convolé avec tout cela en des noces inconnues de nous, [...] en emportent avec eux le parfum et la tourbe, et que c'est cela aussi que nous voyons, ou devinons, sur les images neutres de leurs corps suspendus¹¹

La disparition du chant des oiseaux est la mesure sonore de ce qui arrive à notre environnement tout entier: de ce qui nous arrive. C'est son poème criant, son élégie, le lamento, troué de pépiements, de l'Antropocène. Les oiseaux non-chantent notre monde abîmé.


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L'extinction des oiseaux en effet bruisse, accuse, témoigne: elle chante le souvenir, le deuil ou l'imagination d'une terre bien traitée. Chants et non-chants, paysages de disparitions, gémissement muet des eaux, plaintes en contre-façon de nos milieux défigurés... il y a en fait beaucoup à entendre. Ce n'est pas seulement que les choses du monde se soient tues, qu'elles se taisent, c'est aussi qu'on n'écoute pas très bien.

Or prêter l'oreille, discernir, entendre quelque chose non-parlr, entendre le monde muet bruire d'idées, de propositions, de témoignages, ça s'apprend. Et les poètes, honneur aux poètes, sont ici experts, eux qui savent écouter ce qui ne parle pas (mais chante, crie, parfois ne dit rien ou même n'existe pas). Ils sont même là pour ça: prêter davantage l'oreille, élargir la perception, le faire savoir, en répondre. Ponge, encore lui, aura passé sa vie à cela: entendre ce qui ne parle pas mais n'en pense pas moins, en sait long et en dit long. Son Parti pris des choses est là tout entier.

Des oiseaux qui non-chantent, un poète sait écouter cela, et le faire savoir. Ainsi Valérie Rouzeau, dans Sens averse (se souvenant de Bashung): «What's in a bird un albatros mort sur une plage/What's in a bird nombreaux pas une chanson volage/Mais bouchons de bouteilles sans messages de l'oiseau/Coca fanta soda du zéro sucre sans joie/Des pailles comme s'il y avait la mer à siroter/Des morceaux de poupées barbies pas de musique/Des perles de toutes tailles et couleurs en plastoc[...]/What's in a bird échoué sur le sable mauvais/Du temps atroce qu'il fait — l'oiseau actualisé¹².» (Voyez, dit au passage Jacques Bonnaffé qui fait souvent entendre ce poème dans ses lectures, qu'on peut très bien gueuler poétiquement.)

Rien d'étonnant, donc, à ce que la poésie soit aujourd'hui si constamment peuplée d'oiseaux dans tous leurs états, patiemment écoutés. Il en vient tous les jours, et de considérables, des poèmes nés de cette écoute ; ceux de Jacques Demarcq (Zozios), Dominique Quélen (Avers et Revers), Dominique Meens (depuis longtemps et sur qui je vais revenir), Le rrawrr des corbeaux de Catherine Weinzaepflen... Mais aussi des livres savants, de savants d'aujourd'hui ou de savants d'un autre âge, comme Jacques Delamain, avec Pourquoi les oiseaux chantent, ou Charles Brongniart, avec son Histoire naturelle populaire...

La poésie rencontre ici l'effort d'une anthropologie élargie, étendue désormais à d'autres sujets que les vivants humains. Dans son tournant «ontologique» (avec Philippe Descola, Marylin Strathern, Eduardo Viveiros de Castro, Tim Ingold, Eduardo Kohn, Anna Tsing...), l'anthropologie invite en effet à reconnaître le statut de sujet à des vivants non humains, mais aussi à des non-vivants, en les dotant d'une intériorité, d'une capacité à signifier, d'une agentivité (avec des effets déjà sensibles, dans le droit par exemple). Être pierre, être fleuve, être machine, être rive, être bête: autant de modes d'être désormais rassemblés sur une même scène ontologique et politique — puisque c'est avec chacune de ces formes de vie que nous avons à nous lier, et qu'à chacune de ces choses (à son silence) il s'agit de prêter l'oreille.

— Il faudrait commenter longuement ici la démarche d'Eduardo Kohn dans Comment pensent les forêts¹³, un livre exemplaire de cet élargissement du parlement des voix à entendre. Tout son propos consiste justement, dans une pensée des relations et des attachements (il part de l'observation de la façon dont les Runa du Haut Amazone interagissent avec la grande variété des créatures qui peuplent leur écosystème), à proposer une théorie des signes élargie à la nature: la vie, ici, est entièrement sémiotique. Le livre est considérable: mais peut-être son outillage sémiotique restreint-il la respiration qu'il propose, l'ouverture qu'il ménage (et que son titre soutient bel et bien, son titre qui exagère, mais qui dit justement tout ce que l'on espère). Car la sémiotique ne désire que du signe, n'est prête même qu'à des signaux, alors que Kohn (et il a raison) ose attendre de la pensée. Icônes ou indices ne sont pas à la hauteur de l'enjeu, l'enjeu de sens et d'écoute, dont il est ici question. Le livre excède d'ailleurs son outillage, la ferveur de ses lecteurs en témoigne.

Je crois qu'il faut, pour entendre penser les choses du monde, à la fois plus d'imagination et plus de tact (un tact ontologique, conceptuel, linguistique) ; plus d'imagination, d'audace pour prêter l'oreille à ces choses du monde, les entendre crier, réclamer, penser, rêver ; mais plus de tact devant ces non-paroles, un tact qui puisse retenir les chants sans scrupules, ceux qui croient pouvoir tout faire parler à notre endroit. À cet équilibre d'audace et de scrupules, la poésie, ou plutôt, certains poèmes, pourvoient. Ils ne s'empressent pas de poser par exemple que les oiseaux parlent — ni même qu'ils chantent! Ils en disent moins, et ils en disent plus — ils en disent pire...


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«Nous ne cherchons pas des signes, mais des signifiants, soit des signes dont on ne sait quoi¹⁴.» L'œuvre de Dominique Meens, depuis l'Ornithologie du promeneur (1996-2005) jusqu'à Mes langues ocelles (2016) est tout entière dirigée vers un effort pour écouter ce que Lacan avait appelé «le signifiant dans la nature», effort pour discerner, dans le monde plus sonore ouvert par les oiseaux, non des signaux mais de véritables langues ; des langues qu'il faut beaucoup d'attention, de gravité, mais aussi décidément d'audace, pour entendre et pour traduire. (Les Zozlos de Jacques Demarcq le disent avec une force égale (mais de tout autres moyens formels): «Écrire, c'est traduire en langue l'inarticule du réel : et l'inverse : des mots revenir au bruit¹⁵».)

L'Ornithologie du promeneur riait des rapidités de notre écoute, de nos allégories, de ce qu'on fait dire à ces chants. Mais si les oiseaux n'ont que faire du chant qu'on leur suppose, ce n'est pas qu'il faille en rabattre sur notre conviction qu'il y a là du sens, bien au contraire ; c'est qu'ils font autre chose, de plus considérable, de plus grammatical, que Dominique Meens appellera, au terme provisoire de sa recherche, «conjuger». «Des grumeaux, des tas, des nœuds, se forment, repérables, où telle espèce se reconnaîtra ; que telle autre... s'appropriera. [...] Notre merle, qui ne s'approprie rien s'il se tient propre au milieu de tout ce quil est, conjugue. Il n'est donc pas dit qu'il n'y ait pas un verbe là» (p. 302). Jean-Christophe Bailly disait quelque chose de semblable dans Le Parti pris des animaux: les bêtes «conjuguent les verbes en silence¹⁶».

Oui, ils conjuguent, ils déclinent plus quils ne se déclarent ; et en silence. C'est pourqoi à les traduire il faut des opérations grammaticales, plus que des noms, car l'affaire n'est pas (pas seulement) de les nommer, de les faire comparaître adamiquement et répondre à l'appel (présent!) ; mais de les laisser énoncer leurs idées, énoncer leur «comme si phrases», brindilles et mèches de sens: «Le troglodyte prononce effectivement une phrase, quelque chose comme un proverbe, une sentence. C'est le tempo et l'accentuation qui suggèrent ces comparaisons, c'est l'audible autorité du chanteur qu'elles soulignent¹⁷.» Le chant, ici, est reçu comme une phrase, une expression en langue, pas une mélodie. Mais «l'om empêche le signifiant dans la nature. L'om barre toutes ces dispositions à signifier. L'om ne désire que du signe: il chasse» (p. 143).

Tout le travail de Dominique Meens est dans l'effort de description de ces langues ocelles, effort admirable, délirant, infatigable, qui rêve in fine de meilleures prises sur le monde — sur ce monde dont nous sommes dépris, avec lequel nous faisons comme si nous n'y tentons plus guère.


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L'essentiel pour moi: le fait que cela se passe en «manœuvres de langage», comme disait Valéry. C'est-à-dire qu'un poète engage, dans l'écoute, sa langue (nos langues «parfaites en ce que plusieurs») et sa conscience syntaxique («Mes tentatives d'écriture selon la grive sont du français¹⁸»). Il prend langue, il prend l'autre langue, il prend «langue vivante». Pas de prétention à faire parler la nature, à lui singer une voix, mais moins, et plus: la décision d'écouter sa non-parole, l'audace d'y percevoir une grammaire, le désir de la traduire, et même de la suivre: écrire «selon la grive». Par exemple en soulignant que le troglodyte prononce une phrase, «comme un proverbe, une sentence».

Écouter, traduire, nous avons à le faire depuis notre site de parole et d'existence à nous, dans la conscience d'un engagement réciproque des énoncés d'oiseaux et des nôtres. Ce que ne fait justement pas une sémiotique, qui n'engage pas sa parole dans son écoute, qui est sans espèce de chant, et sans espèce de réponse — de repons dirait la musique ; qu'importe, elle fait autre chose, d'essentiel ; mais de ce que nous disent les chants et les non-chants d'oiseaux, elle dit très peu. «Les langues ocelles ne peuvent être etendues, écoutées, étudiées que de nos langues si maternelles. Le savant s'abstiendra. Le savant s'abstiendrait s'il n'y avait pour le tenir tout l'appareil qui rabat la construction sonore sur le bioacoustique¹⁹.»

Disait cela, je n'oppose pas — la honte! — esprit de finesse et esprit de géometrie, chaleur du poème et sécheresse de la science. Non, je cherche à dire (ne serait-ce que pour une fois, car si le poème était souvent honoré comme un savoir, un savoir sérieux sur le présent, ça se saurait), je cherchais à dire, donc, la justesse, pour cet élargissement de notre écoute des choses de la nature, de l'effort poétique, la justesse de cette écoute en syntaxe du signifiant dans la nature.

J'insiste: il ne s'agit pas de savoir quels messages les bêtes échangent entre elles, comment elles communiquent, comment elles se signifient quelque chose les unes aux autres. Mais d'écouter et de traduire. «Sortir de la rainure humaine» disait Ponge, mais depuis notre site de sens et de langage à nous. Ce que leur chant (la manière de leur chant) nous dit, ce que leur non-chant (l'absentement de leur chant) également nous dit, ce que leur mode d'être et de disparaître nous dit: voilà ce à quoi on peut prêter l'oreille, et qu'il faut suivre, comme une pensée — exactement comme une pensée dont nous aurions à répondre. Les poètes, ici, sont en première ligne ; leur mode d'attention, leur audace, leur effort syntaxique — tout ce qu'ils sont capables d'entendre sans faire croire que ça «parle», que ça parle comme nous et pour nous — y prouve son sérieux.


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Un oiseau donc ne parle pas, ne chante même pas. Et pourtant il en sait long, il a des choses à dire, il nous adresse des pensées, il peut même nous enjoindre, nous défier.

Dominique Meens a par exemple entendu une grive dire : «mais», lui dire «non» même. Il se souvient du jour où, jeune soldat en Allemagne, il a entendu le chant de la grive. Et c'est avec ce chant qu'il a su à quoi il songeait. «Ce mais proposé par la grive, par le chant de la grive, ce mais répété dérivant dans ses valeurs.» Et d'en tirer toutes les leçons logiques et pratiques: «Je tirai immédiatement la cnclusion morale de notre engagement réciproque — elle chantait: je ne ferai pas de vieux os dans ces conditions qui m'avaient permis de la croiser. Ce n'était pas une vie. Je pourrais tout aussi bien me vouloir une vie de grive²º.» Elle disait «mais» donc, lui disait «mais» ; ce qu'elle chantait lui disait «mais» ; ce qu'elle était lui disait «mais». Sa manière d'être, de voler, de sonner, devient dans le livre une phrase: une phrase-vie à la nôtre opposée — une protestation, une réplique: mais qui toblige à vivre comme ça? Ce que prouva la grive et que nouait son écoute, donc: qu'il fallait vivre tout autrement.

De cette façon un oiseau répond, en donnant ses raisons même si on ne lui a rien demandé. Encore une fois, ce n'est pas qu'il parle ; mais il n'en pense pas moins. Il répond de l'air qui le porte ou ne le porte plus ; il répond de nous et de ce qui nois arrive. Il répond en particulier à cette question aujourd'hui ineffaçable: pourquoi vivre autrement? «Parce que l'oiseau» (comme le dit décidément, et j'y reviens comme à une source parfaitement claire, Fabienne Raphoz). Pourquoi lutter? Parce que l'oiseau. Pourquoi s'y prendre autrement pour vivre? Pace que l'oiseau. Parce que les oiseaux meurent et que les oiseaux chantent, se taisent, non-chantent notre monde abîmé. (Peut-être le mouvement le plus net de la poésie actuelle réside-t-il d'ailleurs dans la politisation des choses lyriques. C'est par elles, par les choses d'Ovide — par les oiseaux, les rives, les fleuves, les forêts, les pierres, les cabanes et leurs métamorphoses —, qu'aujourd'hui le monde social vient au poème: chez Jean-Marie Gleize, Olivier Cadiot, Michel Deguy, Jean-Patrice Courtois...)

Recevoir des oiseaux des énoncés qui l'obligent, cest aussi ce qui arrive au narrateur du récit profond et cocasse de Victor Pouchet, Pourquoi les oiseaux meurent²¹. Il tombe des oiseaux en Normandie dans le village où il a grandi, et de ces pluies d'oiseaux morts il lui faut suivre la piste, sur un bateau de croisière remontant la Seine, dans les livres, dans ses notes, dans une rêverie sur les avenirs entrouverts et les passés désensevelis. Il pleut des oiseaux morts, on peut aussi bien se vouloir une destinée de marinier, ou de naturaliste. Il pleut des oiseaux morts, la vie de ce jeune homme doit changer, s'alléger, s'alourdir, repartir, ne serait-ce qu'en remontant le courant du fleuve pour retrouver des rives d'enfance. Il pleut des oiseaux morts comme il pleuvrait du sens, des avertissements, des Dieux. — Et la ligne qui s'ouvre ici se poursuit par exemple chez Jean Rolin, dont Le Traquet kurde ²² suit la piste d'un oiseau éaré en Auvergne, et en ausculte l'augure.


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La vertu d'un poème ici: mêler aux phrases des oiseaux les siennes propres ; tenir que les oiseux en font, des phrases — que ce n'est pas qu'ils chantent ou communiquent mais qu'ils conjuguent, et énoncent, et coordonnent, et ponctuent, émettant des pensées... ; tenter des liens avec ces pensées (avec ces vies qui sont exactement comme des pensées à entendre) ; placer les oiseaux en sujets possibles de nos phrases, savoir quels énoncés nous recevons d'eux, essayer des rapports, ces rapports que précisément décline et accomplit la syntaxe: des conclusions à tirer de ces phrases ocelles, des réponses, des silences, des arrêts... Et ce n'est pas rien, s'il est vrai qu'il nous faut avant tout reconstruire l'écoute des choses de la nature dans ce monde abîmé.

Au passage: cela suppose de défendre (comme Deguy, Fourcade, Hocquard, Cadiot...) une poésie de la syntaxe et non de la «présence» ; une poésie où le réel vient en phrases et pas en substantifs. Car la syntaxe est une pensée et une pratique des relations, dans et avec le monde. Et ce sont ces relations dans et avec le monde qui sont aujourd'hui la grande affaire, pour tous.

—Je suis en vérité stupéfaite par le peu d'attention que les pensées contemporaines accordent à la poésie, lorsque pourtant elles se posent des questions de langue, d'écoute et de traduction, se demandant comment entendre les bêtes, les arbres, les fleuves, quel langage leur reconnaître, quelle pensée leur concéder (mieux, leur constater), de quelle âme les honorer. C'est en poème que s'énoncera le chant de ce parlement élargi que notre époque réclame, un parlement élargi aux vivants de toutes sortes, et aux non-vivants, et à des êtres qu'on ne sait pas encore nommer. Un chant à la fois imaginatif et patient, plein d'audace et de tact, en lutte contre les catégorisations trop rapides et la prétention à tout faire parler à notre endroit.


MACÉ, Marielle. "Comment les oiseaux se sont tus". In: Revue critique nº 860-861, janvier-février: Vivre dans un monde abîmé. Paris: Les éditions de Minuit, 2019.


  1. RAPHOZ, Fabienne. Parce que l’oiseau, Paris, Corti, collection “Biophilia”, p. 13.

  2. RAPHOZ, Fabienne. Parce que l’oiseau, Paris, Corti, collection “Biophilia”, p. 14.

  3. CARSON, Rachel. Printemps silencieux, Wildproject, collection “Domaine sauvage”, 2009.

  4. LEOPARDI, Giacomo. Éloge des oiseaux, Paris, Libraire La Brèche, 2016.

  5. MEENS, Dominique. Poursuivons. Ornithologie du promeneur. Livros IV e V. Paris, Allia, 1998, p. 65.

  6. LEOPARDI, Giacomo. Éloge des oiseaux, op. cit.

  7. WHITEHOUSE, Andrew. “Listening to birds in the Anthropocene. The anxious semiotics of sound in a human-dominated world”. In: Environmental Humanities, vol. 6, 2015, p. 53-71.

  8. LATOUR, Bruno. Où atterrir? Comment s’orienter en politique. Paris, La Découverte, 2017.

  9. ABRAM, David. Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens. Paris, La Découverte, collection “Les Empêcheurs de penser en rond”, 2013.

  10. BAILLY, Jean-Christophe ; POITEVIN, Éric. Le puits des oiseaux. Paris, Éditions du Seuil, 2016. P. 21-22.

  11. Ibid., p. 25.

  12. ROUZEAU, Valérie. Sens averse (répétitions). Paris, La Table ronde, 2018, p. 12.

  13. KOHN, Eduardo. Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l’humain. Bruxelles, Zones sensibles, 2017.

  14. MEENS, Dominique. Mes langues ocelles, Paris, P.O.L., 2016, p. 32.

  15. DEMARCQ, Jacques. Les Zozlos. Caen, Éditions Nous, 2008, p.1.

  16. BAILLY, Jean-Christophe. Le parti pris des animaux. Paris, Bourgois, 2013.

  17. MEENS, Dominique. Mes langues ocelles, op. cit., p. 40.

  18. MEENS, Dominique. Mes langues ocelles, p. 238.

  19. Ibid., p. 238.

  20. Ibid., p. 224.

  21. V. Pouchet, Pourquoi les oiseaux meurent. Le Bouscat, Éditions Finitude, 2017.

  22. J. Rolin, Le Traquet kurde. Paris, P.O.L, 2018.







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